La chanteuse ghanéenne en pleine ascension a récemment dévoilé le sensuel « Like It » et travaille actuellement sur un nouveau projet. De par son style musical, ses engagements et son message, elle fait figure d’ovni dans son milieu musical et en est bien consciente. Pour discuter de musique, féminisme, États unis et industrie, c’est dans un café mondain d’Accra que nous avons rencontré Ama Serwah Genfi, alias Amaarae, en teintures et en humour.
Crédit photos : Sonia Achdjian
L’histoire d’Amaarae commence loin de la capitale ghanéenne : c’est le Bronx new-yorkais qui la voit naître en 1994. « Je pense que ma mère voulait que je naisse avec un passeport américain », explique-t-elle en riant. « Elle m’a ramené trois mois plus tard au Ghana. Elle a fait ça par opportunité : ça m’a permis de voyager plus facilement, de postuler à des bourses et de pouvoir étudier là-bas sans difficulté ». La stratégie fonctionne : elle retourne aux États-Unis 8 ans plus tard pour vivre 3 ans à Atlanta et 4 ans dans le New Jersey. Elle revient seulement au Ghana pour le lycée, à 15 ans. Le lien avec son pays d’origine est cependant loin d’être rompu : « ça a été facile de m’intégrer ! Je revenais tous les étés, donc ce n’est pas comme si j’avais été totalement coupée de l’expérience ghanéenne. En plus de ça, je suis allé au même lycée que mes cousins ». Au contraire, c’est plus aux États-Unis que son intégration se fait parfois difficilement. « J’ai été victime de véritable bullying à cause de mon accent. Je ne me suis pas non plus retrouvée chez les Afro-Américains, qui me traitaient parfois de African Booty Scratcher. À cette époque, ils n’étaient pas aussi tournés vers l’Afrique que maintenant », dit-elle avec un sourire ironique.
Au lycée à Accra, Amaarae est malgré tout une élève à part, et c’est déjà la musique qui fait la différence. Alors que ses camarades écoutent de l’afrobeats, du hip-hop ou du hiplife, la jeune fille trouve son plaisir dans du Billie Holiday ou les Red Hot Chili Peppers. Cet environnement débordant de genres différents suscite une véritable émulation chez Ama, et elle commence déjà à s’enregistrer avec ses amis. « Dans mon lycée, les jeunes étaient beaucoup plus avancés en composition que mes camarades aux États-Unis. Ils maîtrisaient totalement les logiciels de musique. Dans le fond des salles informatiques, des potes à moi s’enregistraient, produisaient des instrumentales… J’ai commencé à m’enregistrer avec eux. À l’époque j’étais une rappeuse », s’esclaffe-t-elle. Entre trafics interécoles de mixtapes et célébrité naissante dans la sphère des lycéens d’Accra, Ama s’amuse et expérimente. Jusqu’à ce qu’un été, elle et un ami économisent assez d’argent pour réserver un studio pendant un mois. L’EP « Heliotrope » en sort, premier projet officiel et sérieux de la jeune fille. Son style est déjà précis : elle décrit le projet comme un mix entre « rock alternatif, rap et RnB », à contre-courant total de la musique mainstream ghanéenne de l’époque. D’où vient cette particularité, cette singularité que la chanteuse arbore depuis l’enfance ? Elle réfléchit et répond : « Je pense que ça vient du fait de grandir autour de personnes très intéressantes, avec des perspectives très intéressantes. Ça vient aussi de mes déménagements très divers : imagine passer du Ghana à Atlanta, la ville de la trap, puis à New Jersey, dans une zone majoritairement blanche où tous les gamins écoutaient du rock ! Tout cela a considérablement élargi ma vision ».
« Heliotrope » est un tremplin pour l’artiste débutante. Elle fait deux interviews à la radio, passe à la télé nationale pour défendre son projet, et rencontre le jeune Stonebwoy, aujourd’hui géant incontesté du dancehall ghanéen. Peu après, elle va étudier la littérature et les arts aux États-Unis. « Mais je savais déjà que je voulais être musicienne, et j’ai très vite senti le vent tourner. J’ai vu que le monde commençait à regarder l’afrobeats et les musiques africaines. J’ai réalisé que c’était le moment pour retourner au Ghana, faire la musique que je voulais faire et changer les mentalités autour de la musique ghanéenne. Si j’étais restée aux États-Unis, les gens m’auraient sûrement comparée à plein de chanteuses. Mais au Ghana, ma voix, mon style et mon écriture sont assez uniques ». Retourner dans son pays d’origine est aussi incontournable pour le message qu’elle veut porter. « Je veux montrer aux jeunes filles que tout est possible et qu’elles n’ont pas à faire ce qu’on attend d’elles. Je veux aller dans les villages pour qu’elles me voient avec mes cheveux colorés et mes habits extravagants et qu’elles se disent “je veux être comme ça”. Parce que moi, j’ai eu la chance d’être exposée à des chanteuses comme Missy Elliott, qui m’ont cassé des barrières mentales ».
Malgré la maîtrise musicale qu’Amaarae propose, ses débuts en tant qu’artiste à Accra ne sont pas évidents. Beaucoup de professionnels de l’industrie lui reprochent de ne pas être assez commerciale pour le Ghana, ce qu’elle considère comme une vision très étriquée. « Je fais ma musique ici parce que je veux que le reste du monde regarde vers Accra. Mais avec toutes les influences que j’ai dans mes sonorités, je pense aussi à Tokyo, à Séoul, au Venezuela, aux États-Unis, à l’Europe. Je ne veux pas que mon style m’enferme uniquement dans la scène ghanéenne ». De plus, le public ghanéen est-il réellement si fermé à la différence ? « Je pense qu’il serait bien plus ouvert si on lui donnait l’opportunité d’être exposé à des styles différents. Il y a peu de diversité à la radio ou à la télé. Ça explique aussi que beaucoup de gens soient très enthousiastes vis-à-vis de ce que je fais ». Le fait d’être une femme dans une industrie majoritairement masculine ne l’a pas aidée non plus. « Ça a peut-être été la chose la plus dure de ma carrière. Je vois les hommes se soutenir énormément, mais je ne les vois pas étendre cette courtoisie aux artistes féminines. Surtout quand tu te présentes avec un style différent de ce qu’on attend d’une femme ». La chanteuse reste pourtant positive. Le premier mot qui lui vient pour qualifier son parcours dans cette industrie est « éducateur ». « En tirant les bonnes leçons des difficultés, ce milieu peut vraiment te rendre plus apte ». Son deuxième EP, Passionfruit Summers, sorti en 2017, rencontre un très bon succès critique et conquiert une bonne partie du public ghanéen.
Si le phénomène Amaarae est inclassable, il peut se rapprocher d’un autre mouvement ouest-africain qui lui aussi chamboule les normes : la scène alté nigériane. « Je me sens très proche d’eux, beaucoup d’entre eux sont mes amis », avoue la chanteuse. « On a des échanges artistiques, mais aussi très personnels. Comme moi, la scène alté parle d’anarchie, de liberté et du fait de se sentir mal placé et incompris. On en a assez des normes, des traditions, des coutumes religieuses, du système, qui se jouent totalement de nous ». Toutes ces institutions ne voient pourtant pas toujours d’un bon œil que des jeunes artistes décalés les remettent en question. Les teintures colorées d’Amaarae seraient par exemple une grande source de crispation pour beaucoup d’aînés. Un parent âgé lui aurait déjà dit que « les vrais enfants de Dieu n’ont pas les cheveux teints ». « Mais ils vont devoir s’y faire », sourit-elle. « Les jeunes ont besoin d’un exutoire, et ils ne pourront pas continuer toute leur vie à les empêcher de se percer les oreilles, de se tatouer, de porter ce qu’ils veulent. La liberté d’expression, c’est non négociable pour moi ». Finalement, peut-on dire qu’Amaarae est une artiste engagée ? « Je n’ai jamais insulté le gouvernement dans mes chansons. Par contre, je suis politique dans ce que je représente. Dans mon espace, mes cheveux sont politiques, mon genre est politique, mes chansons qui parlent de sexe sont politiques ». Une vision alternative de la politique qu’elle applique également à d’autres artistes ghanéens, comme l’autre roi du dancehall Shatta Wale. « Ce qu’il fait est incroyablement politique. Le fait de s’être pris en main tout seul, d’avoir envoyé valser toute l’industrie et ses pratiques, d’avoir insulté des sponsors immenses dans ses titres… Tous ses concerts se font dans la rue. Il n’a besoin d’aucun professionnel pour faire ses shows, et ne se fait jamais arnaquer au niveau de ce qu’il estime qu’on doit le payer ». Elle voit d’un bon œil le succès autour d’artistes afrobeats ou hiplife ghanéens plus « mainstream », qu’elle considère talentueux, inspirants et qu’elle respecte.
Pourtant, qu’elle l’assume ou non, Amaarae fait partie de cette scène et tient un rôle dans la dynamique qui se joue actuellement à Accra. Sa collaboration sur « Like It » avec Rvdical the Kid, l’un des pionniers de l’électro ghanéenne, le prouve. Si le single fait partie d’un ensemble, elle-même l’ignore. Elle affirme cependant être à un stade de maturité artistique nouveau. « Je ne sais pas encore ce que sera la suite. Un EP ? Un album ? Un prélude d’album ? » L’important est qu’il y ait une suite et de fait, l’énergie si singulière de la chanteuse a déjà laissé des traces et ne semble pas pouvoir s’éteindre de sitôt.